Je suis là, dehors encore une fois. Je viens encore de le faire. Encore une fois. Un pauvre hère vient de tomber. Je ne le pleurerais pas, même si sa mort ne m’enchante guère. Je fais cela au nom d’une justice qui me dépasse. La foi guide mes membres, guide ma lame. Je suis comme cet acier. Je ne peux que croire que la main qui me manipule est juste et ignore la corruption. J’agis sans questionner parce que je crois. Ou alors je fais ainsi pour éviter un quelconque sentiment de culpabilité que je veux continuer à croire étranger. Six années...six longues années. Je tue sans relâche pour le compte des Jokers, sans me poser de questions, sans but et sans âme. J'accompli ces basses besognes peut-être parce que quelqu'un doit le faire, mais surtout parce qu'il est encore là et que je lui ai promis qu'il n'aurait jamais à le faire seul.
Les premiers flocons de l’hiver me glacent aussi bien en dedans qu’en dehors et pourtant, comme pour le reste, je n’en tiens pas compte. Est-ce de leur faute si j’ai si froid ? Ils me paraissent aussi éphémères que futiles. Peut être comme je le suis moi-même. Mais je ressens ce froid pourtant. Ce froid qui me transperce les os jusqu'à l’âme. Ce froid qui rend les battements de mon cœur si douloureux.
Je suis perdu. Perdu dans un monde qui change trop vite. Perdu dans un monde qui devient de plus en plus froid. Le devient-il à cause de gens comme moi ? Perdu dans ces choix qui ne sont pas les miens, guidant des actions qui, elles, sont les miennes. Perdu dans mes songes, prisonnier de mes tourments, captif de mes pensées.
Soudain, un bruit que je n’entends pas et une douleur que je goûte à peine me libèrent. J’ouvre les yeux. Étaient-ils seulement fermés ? Pourtant je sors de mon monde intérieur, de mes errements. Ils étaient pourtant si rares avant… Je suis d’abord frappé par l’odeur. Ce n’est pas celle de la puanteur des bas-quartiers que je reconnais, mais celle de la poudre et du sang qui se mêlent dans mes narines. Celle de mon propre sang.
Je regarde mon épaule. Je suis touché. Rien de grave et je n’ai pas le temps de m’en soucier. Ils sont une demi-douzaine devant moi. Un gang des rues. Sans doute celui que je viens de décapiter. Peut être qu’eux ne pensaient pas comme nous. Peut être que pour eux, leur vendeur de mort de patron ne méritait pas son funeste sort. Mais pourtant, c’est bien son crane qui gît misérablement au fond de mon sac.
Je suis donc leur cible, moi-même à mon tour. Par vengeance ou par fierté, mais ils ne me laisseront pas partir, pas comme ça. C’est donc cela que ça fait ? Mais je n’ai pas le temps de me poser ces questions. C’est comme pour cette blessure. Je m’en soucierai plus tard. Si jamais je m’en sors. Ou alors, je m’en soucierai quand moi aussi, je serai mort.
J’ouvre enfin les yeux et vois l’homme qui a tiré. Vise-t-il si mal ou pensait-il que j’allais esquiver ? N’avait-il pas vu que mes yeux étaient fermés ou étaient-ce ces œillères qui m’empêchaient moi de le voir ?
Mais maintenant je le vois. Lui et les autres. Je les vois et je suis libre. Je peux bouger. Ils sont nombreux mais lui seul est armé d’un pistolet, les autres ne sont que quelques lames. Ce que j’ai combattu toute ma vie. Ce pour quoi on m’a formé. Ce que je suis. Je n’ai pas peur. Pas un instant. Je suis en terrain connu, dans un triste royaume dont je suis le roi.
Ils ne me connaissent pas, mais moi je les connais. Je les connais tous. J’ai l’habitude de ce genre de lutte. Deux se ruent sur moi avec leurs couteaux, inconscients de ma vitesse, de ma rapidité d’exécution. J’esquive le premier sans difficultés, me retirant de son chemin et le laissant être emporter par sa propre rage vers le mur derrière moi alors que moi je me rue sur son acolyte. Je saute directement sur lui, le pied en avant. Le choque est brutal, mais plus pour lui que pour moi. Il me reçoit de plein fouet. Moi je fléchis, j’utilise mon poids et mon élan. Je le fais plier et, pendant que je me réceptionne d’une roulade et continue mon chemin sans ralentir ni me retourner, j’entends un sourd craquement laissant peu de place au doute.
Je fonds déjà sur le prochain infortuné qui croise ma route. Sa lame se rapproche dangereusement de moi. Je ne cherche pas à la bloquer. Je la dévie d’une poussette d’un bras pendant que, de l’autre, je loge ma lame secrète dans son abdomen. Alors qu’il se recroqueville pour la dernière fois, j’use de mon art du déplacement pour ne pas ralentir. Je le dépasse d’une simple roulade sur son dos et retrouve mes appuis derrière lui. J’avance, je ne peux pas encore me permettre de m’arrêter.
Pourtant je suis stoppé par un autre homme dont je n’ai pas le temps de voir le visage. Ne puis je pas le voir ou est ce que je ne veux simplement pas le regarder. Je ne vois que son arme qui se dirige vers moi avec élan. Je la stoppe en saisissant son poignet. Ce mouvement réussit à surprendre mon adversaire et me laisse le temps de passer cette même lame rétractable en travers de sa gorge.
Alors qu’un nouvel assaillant se dévoile, pendant que le précédent s’écroule, j’arrache cette épée, qui voulait prendre ma vie quelques secondes plus tôt, à son propriétaire qui n’en fera plus jamais usage. Je vois la rage dans les yeux de ce nouvel arrivant qui pose les pieds dans mon royaume. J’esquive son assaut en faisant un tour sur moi-même et en me déportant sur le côté. Ce mouvement n’a aucune vocation esthétique, il n’est pratique que dans le but de donner de l’ampleur à la lame de ma nouvelle épée afin que celle-ci ait la force de se loger horizontalement dans le dos de mon ennemi. Ce qu’elle fit…
En voici deux autres. Le premier lève son glaive pour en finir avec la menace que je représente. Je lâche l’épée que j’avais emprunté à ce malheureux et celui-ci s’écroule avec elle. Je suis juste assez rapide pour reporter mes mains vers celles qui en veulent à ma vie. Je ne les combats pas alors que celles-ci s’abattent. Je me décale sans les lâcher et accompagne d’abord leur mouvement. Puis je file derrière cet individu et, en prolongement le mouvement meurtrier de son bras, je bloque l’attaque de son binôme que je repousse d’un coup de pied, avant de faire une clef de bras dans le dos de ce type que je n’ai toujours pas lâché. Il bouge le poignet et laisse tomber son arme sous la douleur que j’exerce sur lui. Je m’en saisis et le transperce dans le même geste, lui rendant ainsi son bien qu’il ne voulait pas me céder.
Celui que je venais de repousser revient à l’assaut. J’esquive son ample coup horizontal en me baissant et me redresse en l’empoignant et en lui donnant un coup de genoux. Il ne le sait pas, mais il vient de me sauver la vie, me servant de bouclier humain et me protégeant alors que l’homme qui m’avait blessé plus tôt avait tenté de faire feu dans la mêlée.
Mais son corps lourd me ralentit et un autre adversaire arrivant de derrière moi tente déjà de m’immobiliser, offrant mon corps découvert à la lame assoiffé de sang d’une de ses compagnons qui brandit déjà son acier vers moi. Je fléchis et nous force à nous retourner, parant ainsi le tranchant venant à notre rencontre avec l’épaule, les os, les muscles et les chairs de lui qui tentait de me maintenir prisonnier. Celui qui vient de tuer son compagnon et dont la lame est coincé dans l’épaule de celui-ci est très proche de moi. Je l’écarte quelque peu en lui portant un coup de tête alors que je me relève. Mais j’empêche celui-ci de trop reculer, saisissant son visage avec mes mains et obligeant sa tête à prendre un axe impossible avec son cou.
Je me rue sur une autre, puis un autre et encore un autre. Peut-être. Je ne vois plus. Je n’ai plus conscience. Seul l’instinct me fait me mouvoir. Cet instinct si particulier qu’on les gens de ma race. Il me permet de bloquer, d’esquiver, de frapper, de trancher.
Je ne vois plus mais soudain je sens. Ce parfum si particulier, mélange de jasmin et de tilleul avec une pointe de nicotine. Il semble remplir mes poumons comme il emplit mon âme de nostalgie, de mélancolie. Je relève la tête. Une ombre. Un voile. Je crois l’apercevoir, au loin. Un esprit sortit du passé.
Je sais que ce n’est pas possible, mais pourtant je la vois, un bref instant. Elle marche avec nonchalance, comme elle l’a toujours fait. Avec légèreté et arborant ce sourire doux-amer qui lui colle à la peau. Elle me fixe. Me regarde avec douceur. Elle me connaît mieux que je me connais moi-même et pourtant elle me pardonne ces fautes que moi-même je ne pardonne pas. Peut être me plaint-elle aussi. Peut être parce que je vis encore. Ou alors parce que justement, je ne vis pas.
Je m’arrête pour la contempler un instant, bien que je sache que ce n’est pas elle. Ça fait des semaines, des mois, peut être des années qu’on ne l’a pas vu. Certains font l’erreur de la croire morte et s’en réjouissent sûrement, mais moi je sais. Ils ont tort. J’en suis convaincu. Comment cela pourrait-il même être possible. Et même si elle était un souvenir, elle serait toujours tellement plus importante, tellement plus puissante qu’eux ne le seront jamais. Personne ne pourrait jamais lui mettre la main dessus. Elle ne fait que dormir, s’accordant ce que nous somme trop fou pour oser espérer. Elle se repose et profite de paysages que je ne pourrais jamais qu’imaginer avant, qu’à mon tour, elle vienne me chercher. Comme elle avait promis de le faire.
Cet instant d’égarement, était-il causer par elle ? Elle seule en aurait le pouvoir, mais en aurait-elle la volonté ? Ou n’est ce que mon imagination, mon inconscient si souvent ignoré, étouffé, qui essaye de me réveiller ?
Mais je suis tiré de mon rêve par une nouvelle balle cruelle qui étouffe mes questions et assassine mes songes. Je suis à genoux devant cet homme au pistolet. Le seul autre survivant, à part moi, du carnage qui vient d’avoir lieu. Du canon de son arme s’échappe des volutes de fumé alors que de mon ventre s’échappe des flots de sang. Est ce comme ça que tout finit ? Je m’interroge mais, surtout, je l’interroge elle, par-dessus l’épaule de cet inconnu. Prit d’un doute en voyant mes yeux regarder par delà sa personne, il se retourne, braquant le vide de son arme menaçante. Il ne me voit pas dégainer ma dague… |